Même pièce. Dans la bibliothèque, au fond, il reste une petite dizaine de livres regroupés en une pile.

Assis chacun sur leur chaise, Daniel et le professeur lisent. Ils n’ont pas l’air frais. Les yeux du professeur se ferment lentement, sa tête verse sur le côté, le livre lui échappe des mains et tombe par terre, ce qui ne suffit pas à le réveiller.

 

DANIEL. (qui, au bruit, s’est retourné). Professeur ! Ne dormez pas !

 

LE PROFESSEUR. Foutez-moi la paix. (Il garde les yeux fermés.)

 

DANIEL. Mais c’est vous qui m’avez ordonné de vous réveiller si vous vous endormiez !

 

LE PROFESSEUR. Et depuis quand obéissez-vous quand je vous donne des ordres ?

 

DANIEL. Depuis que je les trouve sensés.

 

LE PROFESSEUR. Ce n’étaient pas des ordres sensés, c’était du plagiat. Dans Fahrenheit 451, les gens apprennent les livres par cœur parce que le gouvernement va détruire tout ce qui est écrit. C’est beau, mais c’est insane : comment voulez-vous apprendre Kleinbettingen par cœur ?

 

DANIEL. Les aèdes récitaient l’Iliade et l’Odyssée sur le bout des doigts.

 

LE PROFESSEUR. Oui. Ces gens-là ne devaient pas consacrer les trois quarts de leur temps à écrire des thèses. Ils avaient le loisir d’apprendre des livres entiers par cœur.

 

DANIEL. Professeur, je ne dis pas que c’est facile. Et nous ne les saurons pas par cœur, c’est certain. Mais je vous rappelle ce que, vous-même, vous affirmiez hier : quand des livres n’en ont plus que pour quelques jours de vie, il faut en jouir jusqu’au bout.

 

LE PROFESSEUR. De là à lire toute la nuit, sans interruption !

 

DANIEL. C’était votre consigne.

 

LE PROFESSEUR. Comment pouvez-vous accorder du crédit aux paroles d’un bonhomme qui démolit Blatek devant ses étudiants et qui s’en régale quand il est seul ?

 

DANIEL. Il n’y a pas de quoi avoir honte. C’est une attitude tellement ordinaire.

 

LE PROFESSEUR. Précisément ! Ne pensez-vous pas que l’on était en droit d’attendre mieux de ma part ?

 

DANIEL. Non.

 

LE PROFESSEUR. Ah bon ! Comme ça, au moins, tout est clair.

 

DANIEL. Professeur, je vous assure que vous pourriez trouver meilleur emploi pour votre orgueil.

 

LE PROFESSEUR. Comme ?

 

DANIEL. Comme lire et relire le Kleinbettingen que vous avez en main aussi longtemps que nous ne l’aurons pas brûlé.

LE PROFESSEUR. Pffff. Vous me donnez une furieuse envie de le brûler tout de suite.

 

DANIEL. Professeur ! Ce bouquin s’appelle L’Honneur de l’horreur ! Vous lui avez consacré un article il y a huit ans ! Vous rappelez-vous ce que vous aviez écrit dans cet article ? Moi, je m’en souviens !

 

LE PROFESSEUR. (agacé). Je sais, j’ai écrit : « Après avoir lu L’Honneur de l’horreur, plus aucun être humain ne pourra jamais faire fi de sa dignité. »

 

DANIEL. Eh bien, ne croyez-vous pas que le moment est venu de mettre ces belles paroles en pratique ?

 

LE PROFESSEUR. Non, je crois que le moment est venu de rire de ces belles paroles. Et de brûler Kleinbettingen. Je vais vous dire : L’Honneur de l’horreur a été écrit par quelqu’un qui n’avait pas faim, et mon article d’il y a huit ans sur L’Honneur de l’horreur a été écrit par quelqu’un qui n’avait pas froid. Alors au feu !

DANIEL. C’est injuste, Professeur, et vous le savez bien. Avec un argument pareil, vous pouvez mettre le feu à toute votre bibliothèque.

 

LE PROFESSEUR. Mais c’est ce que nous sommes en train de faire, mon cher Daniel ! Vous n’avez pas remarqué ?

 

DANIEL. On dirait que ça vous rend heureux.

 

LE PROFESSEUR. Heureux, non. Hilare, oui. Brûler ces bouquins que j’ai décortiqués pendant dix ans puis encensés pendant vingt ans, ça me fait rigoler ! L’évêque Remi baptisait Clovis en disant : « Brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as brûlé. » Cette phrase m’a toujours fasciné. Elle est devenue mon emploi du temps.

 

DANIEL. Si au moins vous aviez l’air d’adorer ce que vous avez brûlé ! Mais vous semblez n’en avoir aucun regret, et même y prendre plaisir.

 

LE PROFESSEUR. (qui se lève et s’étire, parle en bâillant). Ça se voit tant que ça ?

 

DANIEL. Il serait difficile de ne pas s’en rendre compte.

 

LE PROFESSEUR. (qui exécute un pas de danse ridicule en tournant sur un pied comme une ballerine, le livre brandi au-dessus de sa tête, et éclate de rire). Ce qui est délicieux chez moi, c’est que je ne peux rien cacher. Je suis d’une fraîcheur !   .

 

DANIEL (dégoûté). En fait, votre attitude, depuis le début de cet hiver, est le contraire de tout ce que je vous ai entendu dire depuis douze ans.

 

LE PROFESSEUR. Vous me connaissez depuis douze ans ?

 

DANIEL. Eh oui. J’avais dix-huit ans quand je vous ai découvert. Vos paroles me semblaient contenir la somme de l’intelligence humaine. Quand je vous écoutais, j’avais envie de crier de joie, j’étais fier d’être humain !

 

LE PROFESSEUR (qui exécute un entrechat, toujours le livre en l’air). Et maintenant, il en a honte ! (Il rigole.)

 

DANIEL. Pas vous ?

 

LE PROFESSEUR (haussant les épaules). Si. Mais ça m’est égal d’avoir honte. Je suis comme Marina : à part avoir chaud, plus rien ne m’importe. « Peu me chaut », comme on disait en ancien français.

 

DANIEL. Marina n’est pas comme ça.

 

LE PROFESSEUR. Que savez-vous de Marina, Daniel ?

 

DANIEL. Une chose est certaine, c’est que je la connais mieux que vous ne la connaissez.

 

LE PROFESSEUR (avec un drôle de sourire). Ah !

 

DANIEL. La grande différence entre elle et vous, c’est qu’elle souffre d’être un animal. Vous, cela vous est égal.

 

LE PROFESSEUR. La pauvre enfant ! Elle souffre !

 

DANIEL (qui se lève comme un fou furieux, lâche son livre et attrape le professeur par les revers de sa veste). Oui, elle souffre ! Si vous éprouvez du plaisir à vous salir, je m’en fous. Mais n’essayez pas de la salir, elle !

 

LE PROFESSEUR. Comme il est romanesque ! C’est merveilleux.

 

DANIEL (qui lâche le professeur et va voir les livres dans la bibliothèque). A propos de romans... il en reste huit ici, plus les deux que nous lisions. Il nous reste dix livres, Professeur.

 

LE PROFESSEUR (qui se rassied). Quels sont ces dix livres ?

 

DANIEL. Alors... il nous reste en magasin Le Mythe du sultan, d’Obernach, La Poupée parle et Soies crissantes d’Esperandio, En finir de Fostoli, la tétralogie de Faterniss  – comme par hasard...

 

LE PROFESSEUR. Quoi, comme par hasard ?

 

DANIEL. Oui, comme par hasard, c’est le seul auteur dont nous n’ayons rien brûlé, et, comme par hasard, c’est aussi celui auquel vous avez consacré votre thèse de doctorat.

 

LE PROFESSEUR. C’est ce qu’on appelle le privilège de l’âge, mon petit.

 

DANIEL. Oui. Entre-temps, j’ai relu le premier livre de cette tétralogie, Le Liquide, et quand je pense que nous avons brûlé Stupéfactions de Salbonatus hier soir, je suis révolté : franchement, Le Liquide n’arrive pas à la cheville de Stupéfactions !

 

LE PROFESSEUR. Je ne suis pas de cet avis. Et je vous rappelle que le chef, c’est moi.

 

DANIEL. Ouais.

 

LE PROFESSEUR. Cela dit, brûler un livre appelé Le Liquide, je reconnais que ça ne manquerait pas de sel ! Vous le brûlerez ce soir, mon petit Daniel. Vous voyez, je suis un chef très gentil.

 

DANIEL. Ah non, alors ! Le Liquide n’est pas un roman très fameux, mais vous savez très bien que ce n’est pas le plus mauvais de ceux qui nous restent.

 

LE PROFESSEUR. Ça ne va pas recommencer, Daniel !

 

DANIEL. Eh bien si, ça recommence. Et ça recommencera chaque jour, aussi longtemps que nous n’aurons pas foutu le feu à cette nullité.

 

LE PROFESSEUR. Le Bal de l’observatoire n’est pas une nullité. Et je vous rappelle que le chef, c’est moi.

 

DANIEL. Quel argument noble !

 

LE PROFESSEUR. Ce n’est pas un argument. C’est la raison du plus fort.

DANIEL. Justement : en dehors de l’Université, il y a tout lieu de penser que je suis plus fort que vous.

 

LE PROFESSEUR. Mais on n’est jamais en dehors de l’Université : c’est une religion.

 

DANIEL. Même quand le Temple est détruit ?

 

LE PROFESSEUR. Vous exagérez : la bibliothèque facultaire, qui est souterraine, tient toujours. Vous pourrez aller relire vos livres favoris en vous vautrant contre les tuyaux.

 

DANIEL. Eh bien ! Brûlons Le Bal de l’observatoire ! Et vous aussi vous irez le relire à la faculté.

 

LE PROFESSEUR. C’est impossible. Je ne peux pas lire ce livre-là en public, après le mal que j’en ai dit.

 

DANIEL. Ah ! Et devant moi, ça ne vous gêne pas ?

 

LE PROFESSEUR. Non. Je pars du principe que tout assistant considère son maître comme un imbécile. Alors, devant vous, je ne vois pas ce que j’ai à perdre.

 

DANIEL. Vous me stupéfiez ! Il m’avait toujours semblé que c’était le contraire : que tout professeur considérait son assistant comme un imbécile.

 

LE PROFESSEUR. Mais c’est aussi la vérité. Le tiers exclu n’est pas valable en psychologie, comme vous le savez. Et c’est l’un des charmes des relations entre professeur et assistant que ce mépris réciproque déguisé en respect admiratif.

        

DANIEL. Quand même, expliquez-moi comment un intellectuel aussi cynique et désabusé que vous peut vouer un culte au Bal de l’observatoire.

 

LE PROFESSEUR. Parce que, avant d’être cynique et désabusé, je suis un intellectuel, c’est-à-dire un être qui attend passionnément qu’on le contredise. Alors, si un écrivain aussi intelligent que Blatek essaie de me convaincre que l’amour juvénile n’est pas une niaiserie surfaite, eh bien, ça me met en joie, voilà !

 

DANIEL. Bon ! En ce cas, pourquoi vous acharnez-vous à répéter à vos étudiants que ce roman est petit-bourgeois à pleurer ?

 

LE PROFESSEUR. Parce que c’est vrai aussi. Mais quand c’est la guerre, quand on crève de faim et de froid, quand on voit les gens mourir comme des mouches autour de soi, on commence à se dire qu’être petit-bourgeois, ce n’est pas si mal.

 

DANIEL. Vous entendre proférer une pareille abomination ! Oui, vraiment, nous avons perdu la guerre !

 

LE PROFESSEUR. Allons, pas de délire de pureté, voulez-vous ? Après tout, ce qui était petit-bourgeois, c’était ma lecture du Bal de l’observatoire : le roman lui-même ne l’est pas. C’est une magnifique histoire d’amour entre deux adolescents.

 

DANIEL. Vous me faites bien rigoler ! Je vous vois déjà devant les étudiants, dire : « Je m’étais trompé : ce livre n’est pas bourgeois. C’est une magnifique histoire d’amour entre deux adolescents. » Mais ça, aucun risque que ça se produise, n’est-ce pas ? Vous tenez trop à votre dignité pour avouer une chose pareille.

 

LE PROFESSEUR. J’ai raison : un professeur a tant de mal à avoir un peu de crédibilité aux yeux de ses étudiants. Une pareille confession me la ferait perdre.

 

DANIEL. Oui. Et puis c’est si confortable de continuer à salir la réputation d’un livre. Aucun risque que le bouquin se venge : c’est ça qui est bien avec la littérature. On peut tout se permettre. Vous me dégoûtez, Professeur !

 

LE PROFESSEUR. Vous n’avez qu’à l’apporter vous-même, ce démenti, si votre sacro-sainte conscience vous l’ordonne ! C’est vrai : qu’est-ce qui vous empêche d’aller dire aux étudiants que vous n’êtes pas d’accord avec moi, que vous trouvez ce roman fabuleux ?

 

DANIEL. Ce qui m’en empêche ? La vérité, tout simplement. Moi, je n’aime pas ce livre. Je n’ai pas eu besoin de votre avis pour ne pas l’aimer.

 

LE PROFESSEUR. Et que reprochez-vous au Bal de l’observatoire ?

 

DANIEL. C’est d’une niaiserie !

 

LE PROFESSEUR. Qu’est-ce qui est niais dans ce bouquin ?

 

DANIEL (se rassied avec un soupir excédé). Tout.

LE PROFESSEUR. Non, c’est trop facile, ça. Des détails, je vous prie. Donnez-moi des détails qui soient critiquables.

 

DANIEL (haussant les épaules). Je ne sais pas, moi. Leur première rencontre, au concours d’improvisation.

 

LE PROFESSEUR. Qu’est-ce que vous avez à lui reprocher, à cette première rencontre ? Elle n’est pas plus naïve que votre première rencontre avec Marina, figurez-vous.

 

DANIEL. Mais quel procès me faites-vous, Professeur ? Nous ne sommes pas en train de parler de la réalité. Que notre vie n’ait pas de valeur artistique, c’est très possible. Raison de plus pour que la littérature en ait une.

 

LE PROFESSEUR. Ça vous arrange bien, n’est-ce pas ? Votre vie peut être médiocre, puisque la littérature compensera.

 

DANIEL. Ma vie est certainement moins médiocre que la vôtre.

 

LE PROFESSEUR. Qu’en savez-vous ? Vous êtes aveugle, Daniel, tant quand il s’agit de juger ma vie que quand il s’agit de juger cette première rencontre. Le jeune homme et la jeune fille se retrouvent sur le ring  – il faut préciser que le concours d’improvisation a lieu dans une salle de boxe. N’oubliez pas qu’ils ne se sont jamais vus. Ils se découvrent. Ils ont seize ans, ils sont beaux et ils se découvrent sur un ring de boxe. N’est-ce pas magnifique ?

 

DANIEL. (avec un sourire). Vous êtes touchant, Professeur.

 

LE PROFESSEUR. Si vous n’étiez pas hypocrite, vous diriez comme moi.

 

DANIEL. Je vous rappelle que le plus hypocrite de nous deux, c’est vous.

 

LE PROFESSEUR. Au moins ne suis-je pas hypocrite envers moi-même. C’est le plus important. Allez, soyez sincère, pour une fois ! L’idée est superbe ! Le sujet qu’on leur impose est la lutte de Jacob avec l’ange. Mais, comme ni Larissa ni Jaromil n’ont de culture chrétienne, ils ne savent pas ce que c’est. Aussi doivent-ils doublement improviser. Avouez que c’est bouleversant !

 

DANIEL. L’âge vous rend lyrique, Professeur. (Il rit.)

 

LE PROFESSEUR. Riez, riez, vous ne savez pas de quoi votre ironie vous prive. Si vous aviez une once de simplicité, vous reconnaîtriez que cette scène vous fait rêver, que vous auriez tout  donné pour être Larissa ou Jaromil le jour de leur première rencontre.

 

DANIEL. Mais enfin, peu importe ! La littérature, ce n’est pas ça ! On ne lit pas Le Quatuor d’Alexandrie parce qu’on a envie d’être Justine ou Darley ! On lit pour découvrir une vision du monde. Et avouez que celle de Blatek est indigente !

 

LE PROFESSEUR. Et c’est vous qui me trouvez touchant, mon petit Daniel ? Aucune niaiserie n’arrive à la cheville de la niaiserie universitaire. Espèce de grand dadais, n’avez-vous pas remarqué que c’est la guerre ? Depuis des millénaires, les plus beaux esprits ont écrit les plus nobles visions du monde dans les livres les plus admirables. Avez-vous l’impression que leurs idées ont servi à quelque chose ?

 

DANIEL. {les yeux au ciel). Là n’est pas la question.

 

LE PROFESSEUR. (se levant brusquement). Où est-elle alors ? A quoi sert-il d’exposer une vision du monde si le monde s’en fout ?

 

DANIEL. Eh bien, c’est à nous d’éduquer les lecteurs afin que la lecture ne soit plus inutile !

 

LE PROFESSEUR. Éduquer un lecteur ! Comme si on éduquait un lecteur ! Vous n’êtes plus assez jeune pour proférer de pareilles bêtises. Les gens sont les mêmes dans la lecture que dans la vie : égoïstes, avides de plaisir et inéducables. Il n’appartient pas à l’écrivain de se lamenter sur la médiocrité de ses lecteurs mais de les prendre tels qu’ils sont. S’il s’imagine qu’il va pouvoir les changer  – s’il peut encore, malgré la guerre, s’imaginer une chose pareille  –, eh bien, c’est lui qui est un romantique imbécile, et non celui qui aime lire Blatek.

 

DANIEL. Quand vous auriez raison, vos torts n’en seraient que plus grands, puisque vous avez passé vingt années à enseigner le contraire.

 

LE PROFESSEUR. Mais il n’y a eu que les petits premiers de la classe comme vous pour me croire, Daniel. Les autres auront eu la sagesse naturelle de prendre le contre-pied de ce que je leur disais. Et je suis sûr qu’aujourd’hui ceux qui sont encore vivants se délectent à lire Le Bal de l’observatoire, précisément parce que j’en avais dit du mal au cours.

 

DANIEL. Je n’ai jamais vu blanchir sa conscience avec autant de sérénité.

 

LE PROFESSEUR. Je sais qu’il est très élégant d’avoir mauvaise conscience, aujourd’hui, mais sincèrement, quand je vois ce qui se passe autour de nous, je trouve que mes vicissitudes sont bien peu de chose.

 

DANIEL. On dirait que vous le regrettez.

 

LE PROFESSEUR. Peut-être. Se rendre compte que sa vie n’aura servi à rien, pas même à nuire ! (Il marche jusqu’à la bibliothèque et prend un livre. Il revient s’asseoir et le montre à Daniel.) Vous voyez ? J’ai encore envie de relire Blatek. Il n’y a aucun argument qui tienne face au désir, c’est ce que vous devriez comprendre.

 

DANIEL. Je vous assure que je n’ai aucun désir de relire Le Bal de l’observatoire.

 

LE PROFESSEUR. Est-ce possible ? Mais de quelle chair êtes-vous fait ? Si la première rencontre vous laisse de glace, vous ne pouvez être indifférent à la scène du bal lui-même !

 

DANIEL. En effet, je n’y suis pas indifférent puisque je la trouve du dernier mauvais goût.

 

LE PROFESSEUR. Du dernier mauvais goût ? (Yeux écarquillés d’incrédulité.) Vous déraisonnez !

DANIEL. Ecoutez, ce quinquagénaire qui séduit cette jeune fille, c’est à la fois tellement convenu et tellement dégoûtant.

 

LE PROFESSEUR. Mais pas du tout ! C’est vieux comme le monde !

 

DANIEL. Raison de plus pour que ce soit convenu et dégoûtant !

 

LE PROFESSEUR. Pourquoi jouez-vous toujours les moralisateurs ? C’est l’esthétique de cette scène qui devrait vous émouvoir.

 

DANIEL. Un quinquagénaire qui enlace une fille de seize ans, je ne trouve pas ça esthétique, moi.

 

LE PROFESSEUR. Mais enfin, qu’est-ce que vous avez contre les quinquagénaires ?

 

DANIEL. A votre avis ?

 

LE PROFESSEUR. Bon. Qu’est-ce que vous avez contre moi ? (Il croise les bras.)

 

DANIEL. Vous m’avez appris il y a quelques minutes que tout professeur considérait son assistant comme un imbécile. J’en conclus que vous me considérez comme un imbécile. Peut-être ne devriez-vous cependant pas me croire béat au point de n’avoir pas compris ce qui s’est passé entre vous et Marina.

 

LE PROFESSEUR. Je ne vois pas à quoi vous faites allusion.

 

DANIEL (exaspéré). Oh, ne niez pas ! Je vous ai vu, figurez-vous, un jour où j’étais rentré plus tôt.  Je suis parti sans faire de bruit, ni elle ni vous ne vous êtes aperçus de rien.

 

LE PROFESSEUR. Et alors ? Vous avez l’intention de me tuer ?

 

DANIEL. Si ce n’était pas la guerre, je l’aurais peut-être fait. En ce moment, le procédé me paraît trop commun.

 

LE PROFESSEUR. Et quelle attitude allez-vous adopter, alors ?

 

DANIEL. Celle qui est la mienne depuis deux semaines : vous regarder avec dégoût.

 

LE PROFESSEUR. Et elle, elle ne vous dégoûte pas ? Je ne l’ai pas violée, s c’est ce que vous supposez.

 

DANIEL. Ce n’est pas sa chair à elle que je trouve dégoûtante.

 

LE PROFESSEUR. Ecoutez, on ne vous demande pas de me trouver à votre goût.

 

DANIEL. Il ne manquerait plus que ça !

 

LE PROFESSEUR. Mais elle est chez moi, quand même !

 

DANIEL. Quel argument admirable !

 

LE PROFESSEUR. Et puis merde ! C’est la guerre.

 

DANIEL. Alors ça, non ! C’est devenu votre tarte à la crème ! Quoi que l’on vous dise, vous rétorquez : « C’est la guerre. » On vous reproche de brûler des chefs-d’œuvre, vous répondez : « C’est la guerre. » On vous reproche d’encenser des romans de gare, vous répondez : « C’est la guerre. » On vous reproche de séduire la fiancée de votre assistant, vous répondez : « C’est la guerre. »

 

LE PROFESSEUR. Le fait est que c’est la guerre !

 

DANIEL. Et en quoi cela vous excuse-t-il ?

 

LE PROFESSEUR. Les lois ne sont plus les mêmes quand c’est la guerre, pour le cas où vous ne l’auriez pas remarqué.

 

DANIEL. C’est ça. Vous voudriez me faire croire qu’en temps de paix, vous étiez un enfant de chœur ?

 

LE PROFESSEUR. En temps de paix, j’avais mieux à séduire que vos tourterelles. Et maintenant, si vous n’êtes pas content, vous n’avez qu’à aller loger ailleurs, vous et votre... (Marina entre.)

 

MARINA. Votre quoi ?

 

LE PROFESSEUR. Votre allumeuse de bas étage.

 

DANIEL. (qui se lève d’un bond, attrape le professeur par les revers du manteau et le soulève de sa chaise). Vous ne vous trouvez pas assez répugnant comme ça ? Il faut en plus que vous l’insultiez ?

 

LE PROFESSEUR. (d’une voix étouffée). Et vous, vous ne vous trouvez pas assez cocu comme ça ? Il faut en plus que vous la défendiez ?

 

Daniel s’apprête à lui donner un coup de poing. Marina lui prend le poignet pour arrêter son geste.

 

MARINA. Non ! Il y a assez de violence comme ça en ce moment ! Laisse-le dire.

 

DANIEL (qui jette le professeur par terre comme un paquet de linge sale, puis regarde Marina). Je ne sais pas si tu es si bien placée que ça pour me donner des leçons !

 

MARINA. Je n’ai pas de leçons à te donner. Je suis en tort, je ne cherche pas à me défendre. Mais je viens de voir trois personnes se faire massacrer dans la rue, et ça me suffit pour aujourd’hui. (Elle s’assied, lasse. Entre-temps, le professeur s’est levé et assis sur l’autre chaise. Il n’y a plus de chaise pour Daniel. Il marche en rond autour d’eux.)

 

DANIEL. Ne t’inquiète pas, ma chérie. Tu oublieras cette vision d’horreur dans les bras de cet homme vénérable qui pourrait largement être ton père.

 

MARINA. Ça ne me fait rien oublier du tout, si ça peut te consoler.

 

DANIEL. Pourquoi le fais-tu, alors ?

 

MARINA. Parce que ça me réchauffe. Uniquement pour ça.

 

DANIEL. Tu n’es pas gênée, de dire des choses pareilles !

 

MARINA. Arrête ! Je ne veux plus de sermons ! Je ne peux plus supporter quoi que ce soit qui ressemble à un discours moralisateur !

 

LE PROFESSEUR. C’est ce que je lui disais il y a cinq minutes à peine, Marina.

 

DANIEL. Mais rendez-vous compte ! Où suis-je tombé ? Entre un type qui se permet tout parce que c’est la guerre, et une fille qui se permet tout parce qu’elle a froid !

 

MARINA. Eh bien, il se trouve que c’est la guerre et il se trouve que j’ai froid.

 

LE PROFESSEUR. Ça aussi, je le lui ai dit, Marina. Il est en train de nous faire une crise de pureté.

 

DANIEL. Vous, taisez-vous ! Quand on a perdu le sens des valeurs au point de ne plus jurer que par Le Bal de l’observatoire, on n’a pas voix au chapitre. (Il lui arrache le livre qu’il avait sur ses genoux. Marina se lève et arrache le livre des mains de Daniel stupéfait. Elle se rassied en serrant le roman sur son ventre.)

 

MARINA. Moi, j’aime ce livre ! Je ne veux pas qu’on le brûle !

 

LE PROFESSEUR (éclatant de rire). Ça, c’est la meilleure ! Vous voyez, Daniel, il n’y a pas que les vieux dégoûtants qui sont de mon avis.

 

DANIEL. Tu aimes ce livre ?

 

MARINA. C’est beau ! C’est si beau.

 

DANIEL. Mais qu’est-ce qui est beau là-dedans ?

 

MARINA. Surtout la dernière scène, celle du bal.

 

DANIEL. Ah oui ! Celle où le quinquagénaire séduit la jeune fille. Évidemment, ça doit te rappeler de beaux souvenirs.

 

MARINA. Oh non, ne crois pas ça. Avec le professeur, ce fut abominable.

 

LE PROFESSEUR. Merci !

 

MARINA. Mais dans le livre, ça se passe à l’observatoire, et c’est si beau.

 

DANIEL. Ah ! C’est l’observatoire que tu trouves beau ?

 

MARINA. Non, c’est tout, à commencer par l’écriture qui est si belle. C’est ce langage de séduction qu’ils se renvoient l’un à l’autre comme une balle en soie. On croirait Eve parlant au serpent. C’est subtil, c’est à la fois divin et diabolique, c’est beau comme une lutte entre l’ange et la bête...

 

DANIEL. Arrête ! Tu as lutté avec la bête, tu es mieux placée que personne pour savoir combien c’était laid  – tu viens de le dire, d’ailleurs.

 

MARINA. Mais non, Daniel. Dans la réalité, je n’avais rien d’un ange, tu sais.

 

LE PROFESSEUR. Ça, je puis vous le garantir.

 

MARINA. Si tu pouvais savoir combien il a été hideux, ce moment-là avec le professeur, tu comprendrais combien j’ai besoin de la beauté de ce livre. J’ai tellement, tellement besoin qu’il existe encore quelque chose de beau sur terre !

 

DANIEL. Lamentable. Un livre n’est pas un bibelot que l’on contemple pour se consoler du monde, Marina.

 

MARINA. Ah non ? Et qu’est-ce d’autre ?

 

DANIEL. Un livre, c’est un détonateur qui sert à faire réagir les gens.

 

MARINA. Mais si c’était vrai, les gens auraient réagi. Et tu vois bien qu’ils ne réagissent pas.

 

LE PROFESSEUR. Je me tue à le lui répéter, Marina.

 

DANIEL. Vous, taisez-vous ! Une fois pour toutes, vous n’êtes un exemple pour personne et vous n’avez rien à enseigner à qui que ce soit.

 

LE PROFESSEUR. Bon, bon.

 

DANIEL. Tu dois comprendre, Marina, que si tu penses vraiment ce que tu dis, alors la guerre est perdue.

MARINA. Elle est perdue, Daniel ! Et cesse de tenir ce langage d’espoir et d’honneur : c’est trop cynique de parler comme ça quand la guerre est perdue !

 

DANIEL. Tu préférerais sans doute que je me déshonore comme tu le fais ?

 

MARINA. Toujours tes grands mots ! Je ne me déshonore pas. À ma place, tu en ferais autant. Tu n’en sais rien, parce qu’on ne te l’a pas proposé. C’est peut-être ce que tu regrettes, au fond : qu’on ne te l’ait pas proposé.

 

DANIEL. Mieux vaut entendre ça que d’être sourd !

 

MARINA. Je suis jeune et belle. Je sais très bien que si j’étais vieille et laide, je n’aurais aucun moyen de me réchauffer. Avoir un corps chaud contre moi est devenu l’une de mes conditions de survie. Alors, ne me dis pas que la guerre n’est pas perdue.

 

DANIEL (l’arrachant à sa chaise). Ça te fait plaisir, n’est-ce pas, de dire des horreurs pareilles ?

 

MARINA. Oui ! C’est le dernier plaisir qui me reste !

 

DANIEL (la jetant par terre). Ordure ! (Il se rue sur elle. Ils roulent en se battant, comme des enfants, de tous leurs membres, avec parfois un petit cri étouffé de Marina. Pendant ce temps, le professeur s’est levé et a allumé le poêle.)

 

MARINA. Lâche ! Tu sais bien que tu es le plus fort !

DANIEL. J’aimerais en être sûr ! (Le combat se poursuit. Il est de plus en plus ambigu. On a parfois l’impression qu’ils font l’amour.)

 

MARINA. Et dire que j’ai pu être amoureuse de toi !

 

DANIEL. Et dire que j’ai pu être ému par tes airs angéliques ! (Le combat se poursuit.)

 

Pendant ce temps, le professeur a apporté les dix livres près du poêle. Il en a ouvert la porte et y a jeté, un à un, neuf volumes. Il en a gardé un qu’il tient à la main. Il est à genoux près du poêle.

 

LE PROFESSEUR. (d’une voix douce et paternelle). Mes enfants, je suis sûr que vous vous réchauffez beaucoup en vous livrant à ce charmant petit corps à corps, mais je trouve quand même regrettable que vous manquiez la chaleur de cette belle flambée littéraire.

 

Le combat cesse brusquement. Les lutteurs sont sur pied.

 

DANIEL. Il a brûlé tous les livres ! (Il semble anéanti.)

 

LE PROFESSEUR. Pas tous : il en reste un  – je vous laissé deviner lequel.

 

MARINA (qui court vers le poêle et tombe à genoux près du professeur). Le Bal de l’observatoire !

 

LE PROFESSEUR. Bien vu, mon enfant. J’attendais votre avis pour savoir quel sort lui réserver.

 

MARINA. Oh, ne le brûlez pas, je vous en prie !

LE PROFESSEUR. Je ne sais pas. C’est un beau livre mais que peut-il pour nous, Marina ?

 

MARINA. Il est la seule beauté qui nous reste ! Il est ce qui peut nous faire oublier la guerre.

 

DANIEL. (tombant assis par terre, dégoûté). Il me semble que l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie devait être un spectacle de bon goût, comparé à celui-ci.

 

LE PROFESSEUR. Il ne nous fera pas oublier longtemps la guerre.

 

MARINA. Peu importe, Professeur, nous n’en avons plus pour longtemps non plus ! Mais que ce livre dure jusqu’à notre mort !

 

LE PROFESSEUR. Je n’aime pas vous voir si idéaliste, tout à coup. Vous vous vautrez avec moi comme une bête et, dès qu’il est question de ce roman, vous parlez avec le feu sacré, comme une sainte. Vous allez me le faire prendre en grippe, ce bouquin !

 

MARINA. Ne soyez pas jaloux d’un livre, allons !

 

LE PROFESSEUR. Bon. Alors, dites que vous êtes une bête.

 

MARINA. Je suis une bête !

 

LE PROFESSEUR. Dites que vous n’avez plus rien d’humain.

 

MARINA. Je n’ai plus rien d’humain !

 

LE PROFESSEUR (mettant le livre à l’entrée du poêle). En ce cas, ça vous est égal que je le détruise, ce livre ?

 

MARINA. Non, s’il vous plaît, ça ne m’est pas égal ! (Elle se redresse pour arrêter son geste.)

 

LE PROFESSEUR. Alors vous avez menti. Vous n’êtes pas encore tout à fait un animal. Il vous reste une seule chose humaine, et c’est ce livre. Et pour vous punir d’avoir menti, voici le sort que je réserve à votre dernière parcelle d’humanité. (Il le jette au feu.)

 

MARINA. Non ! (Terrassée d’horreur, elle regarde, près de l’entrée du poêle, les flammes qui dévorent le livre. Elle reste figée quelques instants. Puis elle regarde le professeur avec autant de haine que possible.) Je ne veux plus vous voir ! (Elle se lève et s’enfuit dans les coulisses.)

 

LE PROFESSEUR (haussant la voix, débonnaire). Mais non, ne partez pas ! Profitez au moins de cette belle flambée ! Mon Dieu, qu’elle est sotte, cette petite !

 

DANIEL. Allez, je suis soulagé : elle est quand même moins monstrueuse que vous.

 

LE PROFESSEUR (avec un sourire guilleret). à l’impossible nul n’est tenu.

 

DANIEL. Je me demande ce qu’elle est allée faire, dehors.

 

LE PROFESSEUR. Comment, vous ne le savez pas ?

 

DANIEL. Vous le savez, vous ?

 

LE PROFESSEUR. Mais oui. Elle m’a toujours dit que le jour où il n’y aurait plus de livres, elle irait se promener au milieu de la grand-place. Il paraît que c’est le nouveau suicide à la mode.

 

DANIEL. Quoi ? (Il se lance dans les coulisses à sa poursuite.)

 

LE PROFESSEUR. (qui rigole, bien au chaud près du poêle). Et voici comment profiter tout seul d’une bonne flambée ! (Soupir de bien-être.) Ils commençaient à devenir agaçants, ces deux petits jeunes. (Il ferme la porte du poêle.) Après, j’aurai encore une chaise à brûler (il parle lentement, comme s’il économisait ses paroles autant que le combustible), puis l’autre, et enfin, quand il n’y aura vraiment plus rien, plus aucun combustible (il lève les yeux avec un sourire béat), j’irai retrouver leurs deux cadavres sur la grand-place et je me promènerai, moi aussi, le temps qu’il faudra.

 

 

FIN